Le paradoxe de l'intimité passagère.

À la suite de mon article publié il y a deux semaines, j’ai eu des échanges avec deux personnes qui me disaient qu’il leur arrivait de se sentir plus à l’aise pour parler avec des inconnus. Que de raconter leur vie et leurs espoirs à des étrangers leur semblait parfois plus facile que de faire de même avec leurs proches.

Est-ce normal d’éprouver moins de difficultés à parler à des inconnus plutôt qu’à des connaissances ? Quels mécanismes se mettent en marche pour que ce phénomène si curieux se produise ?

 

Une belle histoire.

Après ces retours, je me suis souvenu de plusieurs rencontres où j’ai eu ce même sentiment.

La plus mémorable de toutes est probablement celle-ci : À l’époque, je vivais à Liège, la ville ardente. Dans le wagon qui me ramenait chez moi, j’avais remarqué une jeune femme qui me plaisait bien. Mais timide comme je l’étais alors, je n’aurais jamais pensé à l’aborder.

De temps en temps, je lançais un regard furtif par-dessus le roman qui était entre mes mains. De toute façon, nous approchions de ma gare… Alors que je rangeais mes affaires, je la vis mettre son manteau. Elle me précéda sur le quai sombre. Arrivée au bout de l’escalier mécanique, elle tourna à gauche. Toujours derrière elle, je m’apprêtais à tourner à droite.

C’est alors qu’elle fit volte-face pour me demander si j’avais le temps d’aller boire un verre. Un peu surpris et fort intimidé, j’acceptais. Nous avons eu ce soir là une discussion riche et intense. En y repensant, j’ai l’impression que tout y est passé : notre passé, nos déceptions, nos espoirs et nos rêves.

Mais aussi quelques débats philosophiques et pas mal de taquineries. Nous avons fait le tour de ce que nous pensions être l’essence des relations humaines. Nous nous sommes dévoilés à cœur ouvert. Et comme le bar fermait, nous nous sommes rapprochés du carré (le quartier le plus festif de la ville) pour prolonger la discussion.

De bar en bar et de confidence en confidence, nous avons prolongé notre conversation jusqu’au lever du jour. Lorsque nous nous sommes quittés, elle me connaissait mieux que n’importe lequel de mes amis de l’époque. Pourtant, ni elle ni moi n’avons proposé d’échanger nos coordonnées.

Cette nuit-là, j’ai donc eu ma première et ma dernière discussion avec cette demoiselle. Et la discussion a duré près de onze heures…

À m’entendre raconter ce souvenir, je remarque la ressemblance avec la chanson de Michel Fugain « Une belle histoire » . Mais nous n’étions pas sur l’autoroute des vacances… Et, il n’y a pas eu de flirt…

Certains diront que c’était une occasion manquée… Que l’on aurait pu entamer une relation. Mais nos discussions ont fait que nous n’étions plus sur ce type de relations. Nous avons été bien plus sincères que si nous étions restés dans une optique de séduction.

« La rencontre de deux personnalités est comme le contact entre deux substances chimiques ; s’il se produit une réaction, les deux en sont transformées. » - Carl Gustav Jung

L’inattention civile.

Tout comme je n’avais pas osé entamer la discussion, nous sommes nombreux à ne pas oser aller vers les autres. Dans les espaces publics, nous avons appris à cultiver l’inattention civile, selon le terme du sociologue Erving Goffman.

L’inattention civile, c’est à la fois émettre des signes de reconnaissance de la présence de l’autre dans un espace qui nous est commun et des attitudes qui marquent le retrait de toute interaction. C’est diriger le regard vers l’autre pour lui signifier que nous n’avons pas de mauvaises intentions et que nous ne craignons pas qu’il puisse en avoir. Ensuite, nous détournons le regard pour paraître à la fois en confiance, respectueux et indifférents.

Par exemple, en entrant dans un ascenseur, nous croisons furtivement le regard des occupants avant de nous positionner de manière à conserver un maximum de distance. Et nous passons tout le trajet à éviter leur regard. Et bien souvent, l'embarras occasionné provoque un toussotement.

Lorsque nous devons croiser le chemin de quelqu’un, nous commençons par croiser son regard pour déterminer si nous allons nous croiser par la gauche ou la droite et nous détournons ou baissons le regard dès que nous sommes à moins de deux mètres cinquante.

Ce sont des rituels que nous respectons tous. Tous ces rituels maintiennent notre intimité personnelle. Mais cela mène également à l’isolement, à une sensation de vie anonyme et impersonnelle, en particulier dans les grandes villes.

Les discussions anodines et fonctionnelles.

La grande majorité des discussions que nous avons avec des inconnus sont des échanges qui sont soit fonctionnels soit légers, aux sujets relativement creux. Ce sont des échanges qui se terminent aussi rapidement qu’ils ont commencé.

Ce type d’échanges est courant, indissociable de la vie quotidienne, potentiellement présent à chacun de nos déplacements. Autant ce sont des événements uniques avec des individus uniques que sont chacun de ces inconnus croisés, autant ces événements sont très prévisibles.

Ces discussions répondent à des normes à la fois informelles et communes. Que ce soit les quelques mots échangés avec la boulangère pour accompagner la commande du jour, le renseignement demandé à un passant ou les réflexions sur la météo à l’arrêt de bus. On pourrait presque dire que ces échanges sont chorégraphiés.

Chacune d’elle correspond à un schéma, à la fois répété et improvisé. Ces schémas sont tellement communs qu’ils ne nous déstabilisent pas. Nous nous sentons généralement à l’aise avec ceux-ci.

Mais dans ces situations, nous pourrions avoir le sentiment de jouer un rôle. Celui du client, celui du passant aimable ou pressé… Nous ne nous montrons pas vraiment tels que nous sommes. Parce que nous savons que ce moment sera court et que nous ne croiserons probablement plus cette personne. Ou si nous devons la croiser à nouveau, ce sera pour répéter une énième version de la même scène.

Le charme de l’intimité passagère.

Cependant, il arrive parfois que la conversation prenne corps. Qu’elle gagne en sérieux et en profondeur. Et au milieu d’une conversation à bâtons rompus, on se surprend à se dévoiler, à se montrer tel que l’on est.

Habituellement, c’est avant de tomber le masque qu’intervient la peur du jugement de l’autre. Mais cette fois-ci, nous ne ressentons ni peur ni honte de nous montrer tels que nous sommes réellement.

On se sent mieux compris. Avec cet inconnu(e), on repart de zéro, on se raconte, on raconte les histoires et les détails. On parle des ressentis et de nos relations avec nos proches sans appréhension. Car les seuls détails que notre interlocuteur sait sur eux sont ceux que nous lui racontons.

Cet(te) inconnu(e) ne représente ni de vrai challenge ni de réel risque… Le hasard nous a fait croiser sa route et nous n’envisageons pas de suite à cette discussion. Parce que c’est une rencontre de transport en commun ou de vacances. Parce que nous ne l’attendions pas et que nous n’avons pas d’autre objectif que de passer un bon moment à échanger.

Cette discussion semble ne pas avoir de conséquences. Il est donc facile d’être honnête, cela n’aura pas d’influence sur la suite de notre vie et cela demande moins d’effort que de s’inventer un personnage pour l’occasion.

L’image que notre interlocuteur ou interlocutrice gardera de nous nous préoccupe peu. Et c’est là que cela devient intéressant.

Nous entrons dans un instant de grâce, hors du temps et des convenances. Un moment où seul le plaisir de papoter et de se découvrir compte. Balayés la méfiance et les a priori sur nos différences. Un moment inattendu avec un vrai lien émotionnel.

« Une simple rencontre peut se transformer en grande aventure. Une collision inattendue permet d’empoigner la vie, d’offrir des perspectives plus grandes que soi, de vibrer, d’écouter, d’estimer, d’espérer. » - Nicolas Carteron

Parfois, cela débouche sur une Amitié durable. Bien souvent, chacun continue sa route. Et c’est tout aussi bien. Car dans les amitiés ou dans les relations familiales, nous ne ressentons pas toujours la même facilité à tomber le masque.

Selon une étude réalisée par Elizabeth Dunn, professeure de psychologie à l’Université de Colombie-Britannique, parler avec des inconnus amène les personnes à se sentir plus joyeuses, à se comporter de façon plus agréable et à se sentir intégrées à la communauté.

« Voyager, c’est être infidèle. Soyez-le sans remords : oubliez vos amis avec des inconnus. » Paul Morand

Pourquoi nous ne nous sentons pas aussi libres avec nos proches.

Lorsque nous avons construit une amitié ou une relation, nous ne sommes plus dans la même optique. Nous avons un passé commun, des relations communes, parfois des objectifs communs.

Mais surtout, nous avons quelque chose à perdre : cet ami(e) ou ce compagnon de vie.

Ce que l’autre pense de nous revêt beaucoup d’importance. Nous savons que l’autre pourrait un jour se détourner de nous. Nous connaissons ou nous supposons connaître ses attentes vis-à-vis de nous.

Dès lors, nous cherchons à nous conformer à ses attentes, quitte à nous oublier un peu au passage. Nous n’avons pas envie qu’il connaisse nos défauts.

Mais nous sommes également biaisés dans nos attentes à son égard. Nous attendons qu’il/elle nous comprenne. Nous attendons qu’il/elle partage nos valeurs. Nous supposons même parfois qu’il/elle peut anticiper nos pensées.

N’as-tu jamais essayé de lui faire comprendre d’un regard que tu étais fatigué(e) et que tu avais envie de rentrer ?

Nous expliquons donc un peu moins les choses et nos ressentis. Ensuite, nous nous muselons un peu sur ce que nous pensons des tierces personnes avec qui il/elle a de bons rapports.

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Et comme avec la boulangère de tout à l’heure, nous répétons d’innombrables variantes du même scénario, de la même discussion. Parce que nous savons quels sont les sujets qui fonctionnent, qui entretiennent le lien. Nous savons aussi éviter les sujets qui fâchent.

Conclusion

Si tu as déjà eu l’occasion d’expérimenter cette intimité passagère, tu en gardes très certainement un bon souvenir.

Il est assez normal d’oser être soi-même avec un(e) inconnu(e). Il est tout aussi normal d’avoir le sentiment de porter un masque en présence de nos proches.

L’idéal serait de se sentir tout aussi à l’aise avec nos proches que dans ces moments de grâce. Mais les amitiés, les relations familiales et celles des couples, par leur essence, demandent un peu plus de compromis.

Ce sont des interactions sociales différentes et complémentaires. Ces intimités passagères te permettront d’aller à la découverte de l’autre, d’autres philosophies et d’autres points de vue. Et, tels des voyages éphémères, ces échanges te feront découvrir un petit peu plus qui tu es.

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